CARTOGRAPHIE PLURALISTE: listes intensives ou extensives

Ceci est une réponse au commentaire que Jean-Clet Martin a bien voulu faire de mon article « Pluralisme contemporain« . Voici son commentaire:

« Ma question était « sommes-nous condamnés à la forme accidentelle de la « liste » en cherchant à déterminer la figure d’un temps ? » Je n’appelle donc nulle part à constituer des listes dont je remets précisément en question l’arbitraire ».

Je réponds: Entendu. Mon article essayait d »indiquer que cette opposition binaire que vous établissez entre listes et rencontres n’est ni désirable ni nécessaire, et ceci surtout dans le cas des philosophes pluralistes. C’est en ce sens que Deleuze ne parle pas uniquement de singularités dispersive mais de « carte » de singularités. La carte intensive a ceci de la liste (qui semble à premier abord d’être un simple groupement extensif, « accidentel » comme vous dites): elle indique un ensemble pluriel. Ce qui la distingue de la liste extensive est le tissage entre les singularités de « rapports humains » pour créer la configuration la plus riche, notamment en affects. J’ai donc voulu parler d’un type de liste qui dépassait votre dualisme et, c’est vrai, j’ai terminé avec ma propre petite liste affective (Laruelle, Stiegler, Latour) non pas pour déterminer la figure du temps, je ne reconnais aucune validité à ce concept trop moniste et totalisant à mon goût (je laisse ce genre de survol à Badiou), mais pour dire mon sentiment sur une figure possible du pluralisme, en me limitant expressément à la France. Je pense que cette liste indique un groupement intéressant et non-arbitraire, mais inhabituel. Seul, à ma connaissance Latour s’est réclamé du nom du pluralisme, Stiegler ne l’a pas fait mais ses concepts de diachronicité et d’individuation semble ouvrir sur un pluralisme de la raison, et Laruelle serait très probablement pas d’accord (mais mon analyse des travaux de Laruelle est en cours sur mon blog et tend à établir son pluralisme).

Donc, selon moi votre dualisme liste/ rencontres n’épuise pas les possibilités – c’est ma première objection. Ma deuxième objection concerne votre tentative de le légitimer et de le fonder d’abord par une induction (en forme de liste):
« Une chose est sûre, c’est que les grands philosophes n’élaborent jamais semblable énumération et n’évoquent leurs contemporains que pour régler des comptes comme ce fut le cas de Hegel et Schelling, Bergson et Einstein, Foucault et Derrida, Deleuze et Badiou », et ensuite en alléguant un principe général de « l’inactualité absolue de l’œuvre ». Néanmoins vous semblez reconnaître une exception partielle (et superficielle) à la règle en forme de « hommages » et d' »affinités ».

Je m’inscris en faux contre votre induction, en citant la pratique de Deleuze. Sa légitimation de par votre principe d’inactualité me semble contredit par la notion de carte de singularités que j’ai avancée plus haut, et par vos propre dires:
« Il n’y a des contemporains, pour un philosophe, qu’en tant que ces derniers se présentent comme des singularités sur l’intégrale de son parcours » (note: il me semble que le mot « intégrale », totalisant et rétrospectif, n’est pas nécessaire à votre propos).

Ma troisième (et dernière!) objection est pragmatique: elle concerne le cas spécifique de penseurs pluralistes, de ceux comme William James « qui prétend nous ouvrir les voies d’un « univers pluriel » ». Si l’on nous raconte que le monde n’est pas une simple combinatoire d’ensembles d’atomes mais un univers pluriel de devenirs et de mutations, de transports et de transmutations, d’interactions et de transversalités, ceci s’applique aussi au monde de la pensée. Un pluraliste conséquent se doit de respecter le cri: le multiple, il ne suffit pas de le décrire, il faut le faire. S’il considère que le penseur n’est pas une monade fermée et séparée du monde, il ne peut pas s’exprimer dans une forme idéologique qui masque cet état de fait, sous peine de contradiction pragmatique. C’est pour cette raison que je pense, tout en étant d’accord avec ce que vous dites concernant l’inactualité (et donc le nécessaire solitude) du penseur au travail, je critique un penseur pluraliste qui s’exprime comme si lui seul a inventé ce type de pensée. Toute la pensée pluraliste s’insurge contre la captation des multiplicités par des instances totalisantes et unifiantes qui fabriquent et imposent de faux centres d’action. Le moi est la première dissolution. Donc j’applaudis les cartographies de Deleuze et de Lyotard qui vont dans le sens d’un pluralisme qui s’appliquerait à lui-même. C’est en ce sens que j’appelle à la constitution de listes en adéquation avec le pluralisme vécu.

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3 commentaires pour CARTOGRAPHIE PLURALISTE: listes intensives ou extensives

  1. inthesaltmine dit :

    Merci, ça me plaît beaucoup…

    Que penses-tu de la « cartographie » de Levi Bryant, de ce qu’il appelle le « flat ontology »? En lisant son perspective un peu, je fais du souci parce qu’il me semble immédiatement que les ontologies qui sont tout a fait « flat » manque précisément la volume, la multiple!

    Comme tu as dit, « Un pluraliste conséquent se doit de respecter le cri: le multiple, il ne suffit pas de le décrire, il faut le faire ». Nous ne sommes pas des fourmis en 1D dans un monde « flat » en 2D. C’est a dire qu’il y a aussi le verticale! On a vraiment besoin de plusieurs dimensions! C’est ici ou je pense que ton mot « vécu » est absolument apropos… pour démontrer « l’univers pluriel » dans toutes ses dimensions.

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