ALL THINGS SHINING (TOUTES CHOSES BRILLANTES) est un livre ambitieux, dont le but est de nous aider à retrouver du sens dans nos vies à travers une lecture affective et philosophique de certains grands classiques de la littérature occidentale. Cependant les auteurs s’adressent à un lectorat populaire, plutôt que professionnel. Conceptuellement, leur livre s’enracine dans la philosophie heideggérienne, mais le style n’est pas celui de la prose universitaire. L’explication philosophique s’accomplit dans l’analyse d’un ensemble d’exemples tirés de faits divers, de la pratique des sports, et des œuvres littéraires telles que l’Odyssée, la Divine Comédie et Moby-Dick. Le livre se lit sans grande difficulté et avec beaucoup de plaisir, mais il a pour ambition d’aborder la grande question de la recherche du sens et d’une vie qui vaut la peine d’être vécue dans notre monde contemporain. Ce monde est qualifié par les auteurs, Hubert Dreyfus et Sean Kelly, de « postmoderne », « technologique », et de « nihiliste ». C’est un monde où « les choses brillantes » ont été perdues, où nous sommes soumis au fardeau écrasant de devoir choisir sans avoir un cadre de sens incontesté, tel que celui qui a servi comme fondement de la vie et de son sens dans les époques antérieures.
Selon nos auteurs, le monde était jadis un monde rempli d’intensité et de sens, « un monde de choses sacrées et brillantes », qui élicitait les affects de l’émerveillement et de la révérence, de la gratitude et de la réceptivité. Mais de nos jours nous ne sommes plus entourés de choses brillantes et nous n’avons plus de repères incontestables. La vie est imprégnée des affects de la tristesse et de la désorientation, elle est devenue une affaire purement personnelle à gérer selon les plans et les choix du moi « autonome » et coupé du monde. La solution aux problèmes de la vie postmoderne proposée par les auteurs consiste en la réappropriation du polythéisme homérique, compris maintenant come polythéisme d’affects et non plus de divinités surhumaines. Dreyfus et Kelly indique que l’ébauche d’une telle compréhension polythéiste du monde se trouve dans MOBY-DICK, dont toute l’histoire est animé par les affects et les tonalités affectives. Une partie importante de la mise en œuvre de cette solution, à leurs yeux, est la nécessité de cultiver un nouveau savoir-faire celui de la métapoièse (« meta-poiesis ») La métapoièse est la capacité à discerner les occasions quand il est approprié de nous laisser emporter par un affect et les occasions où il faudrait résister à l’affect. Dreyfus et Kelly considèrent ce problème du point de vue des affects collectifs tels que l’humeur d’une manifestation anti-raciste non-violente(où on peut se laisser emporter) ou l’humeur d’un congrès nazi (où il faudrait résister).
Les idées principales du livre sont très attirantes: le pluralisme des compréhensions de l’être, le polythéisme des affects, la métapoièse, la subjectivité faite d’ouverture au monde et d’émerveillement aux choses brillantes qui le composent. Mais il y a aussi des ambiguïtés au niveau de certaines formulations qui nous autorisent à demander si le livre réussit à éviter de tomber dans le piège de la nostalgie romantique. Parmi ses formulations nostalgiques nous pouvons citer: « attirer le retour des dieux », « dé-couvrir l’émerveillement », « dévoiler le monde ». Il y a aussi le risque que malgré toute sa sophistication philosophique le livre ne nous propose qu’une théologie postmoderne, que son projet reste théologique (voir la discussion de ce problème ici: http://allthingsshiningbook.wordpress.com/2011/08/09/is-ats-a-theological-project/). A l’appui de cette critique nous pouvons citer le glissement suggestif de l’expression « les choses brillantes » (indice d’un monde chargé d’intensité et de sens) à l’expression plus théologique dans ces connotations « les choses sacrées », comme si les deux formulations étaient synonymes. Mais une vie basée sur des intensités, des affects, et du sens, sans aucune référence au sacré doit sûrement être possible, voire même désirable. Un dernier souci: avec leur constante évocation des affects qui accordent un sujet à une situation et qui révèlent un monde à un sujet les auteurs semblent se cantonner à l’intérieur de ce que Quentin Meillassoux appelle le « cercle corrélationiste », et nous laisser incapable de parler du monde en dehors de sa corrélation avec notre subjectivité.
Enfin, étant donné que ce livre présente et élabore une compréhension pluraliste du monde, sa bibliographie est étonnament moniste. Aucune mention n’est faite de philosophes pluralistes (par exemple: Paul Feyerabend, Michel Serres, Gilles Deleuze, William Connolly, et Alain Badiou) qui parlent des mêmes problèmes et qui parfois proposent des analyses qui sont convergentes avec celles de Dreyfus et Kelly, mais qui parfois élaborent des thèses différentes et dans certains cas plus satisfaisantes.