En attendant le nouveau livre de Bruno Latour, ENQUETES SUR LES MODES D’EXISTENCE, à paraître en septembre 2012, je voudrais examiner quelques points de convergence et de divergence entre la pensée de Latour et celle de Feyerabend.
NB: Je suis endetté à Jean-Luc GAUTERO, dont le questionnement attentif (et parfois assez sceptique) m’a aidé à préciser mes impressions initiales.
Je pense qu’il y a des affinités entre Feyerabend et Bruno Latour. Je suis conscient que ce rapprochement est un peu évident. Mais je suis tombeé sur la correspondance entre Feyerabend et un specialiste des réseaux d’ intelligence militaires (Isaac Ben-israel), et je me suis dit que c’était la preuve que la pensée de Feyerabend pouvait avoir des applications dans le domaine des réseaux en général. Je discute cette correspondance sur mon blog ici:
https://terenceblake.wordpress.com/2012/06/16/is-the-ontological-turn-a-useless-detour-feyerabend-on-ontological-critique.
Probablement Feyerabend ne serait pas d’accord du rapprochement, en raison du statut respectif que chaque penseur attribue à la religion. Feyerabend n’aurait pas accepté la vision de la religion proposée par Latour, puisque tout sa discussion de la religion refusait le concept de NOMA (Non-Overlapping Magisteria) proposé par Stephen Jay Gould, le paléontologue américain, et il accordait une portée cognitive à la religion (au point de pouvoir rivaliser avec ou corriger la science). De surcroît il refusait les synthèses rapides basées sur la ressemblance apparente entre ses idées et celles d’autres penseurs comme Varela
(cf Feyerabend: THE LAST INTERVIEW:
https://terenceblake.wordpress.com/2012/05/29/feyerabends-last-interview-5-ontological-pluralism-vs-constructivism/).
Cette expérience de pensée contrefactuelle (Feyerabend aurait-il accepté le rapprochement de ses idées avec celles de Latour?) permet d’éclairer les enjeux de pensée des deux auteurs:
1) Feyerabend refusait la philosophie systématique. Donc il rejetait la comparaison avec Varela, et aussi avec Prigogine, pour cette raison. Il aimait Wittgenstein, qui lui aussi ne voulait pas édifier un système philosophique, et il traçait son ascendance philosophique de Wittgenstein à Mach. Donc, Feyerabend aurait rejeté le Latour récent, puisqu’il propose un système de « régimes de d’énonciation » ou « modes d’existence »
2) dans ce système Latour distingue la science et la religion en tant que régimes d’énonciation: la science est référentielle, elle vise, selon Latour, à transmettre des informations fiables; la religion est performative, elle vise à transformer l’interlocuteur. Ceci se rapproche à la position de Stephen Jay Gould (NOMA) et de beaucoup d’autres qui voudraient « sauver » la religion des positivistes et des scientistes, en lui ôtant la fonction référentielle (ou en la diminuant radicalement).
Feyerabend aurait eu une réponse ambivalente. Il aurait trouvé cette position supérieur au rejet pur et simple de la religion qu’on trouve par example chez Richard Dawkins. Mais il a toujours refusait de traiter la religion ou d’autres traditions non-scientifiques comme de simples véhicules de valeurs et de rituels, sans prétention cognitive
3) il y a un point où Feyerabend aurait était d’accord avec Latour (mais ce cerait avec le premier Latour, celui des Science Studies, et des réseaux) – c’est la hétérogénéité d’éléments et de procédés qui composent la pratique de la recherche scientifique et qui figurent dans l’élaboration de ses résultats. Feyerabend ne connaissait pas les travaux de Latour, mais il citait favorablement Peter Galison et Andrew Pickering pour cette raison.
On peut citer ici un article où Latour parle de son « nouveau » système qui tourne autour de la notion de « régimes d’énonciation » avec leurs « conditions de félicité » différentes. Page 29: religion…does not speak of things, but from things », et plus loin:
« such sentences are not judged by their content, their number of bytes, but by their performative abilities »,
P35: « it is science that grasps the far and the distant; as to religion, it does not even try to grasp anything »,
Contrairement à la science dont l’enjeu est de produire des informations fiables et fidèles (p36: « to produce reliable and accurate information »), la religion, selon Latour, « does not try to designate something, but to speak from a new state that it generates by its way of talking ».
Certes, la position de Latour est beaucoup plus sophistiquée que celle de Stephen Jay Gould, mais il refuse toute portée référentielle de la religion.
(NB: Ceci cristallise la déception que je ressens avec chaque nouveau livre de Latour,
déception que je crois liée à une anticipation motivée par la promesse de ses premiers livres. J’ai ressenti un peu la même chose jadis avec Michel Serres. La série des « HERMES » me semblait fournir les prémices d’une oeuvre géniale, et j’attendais chaque nouveau livre avec impatience, mais j’étais de plus en plus déçu. Je pense que j’ai cessé d’éprouver la même passion juste après la sortie des ORIGINES DE LA GEOMETRIE en 1993. NOUS N’AVONS JAMAIS ETE MODERNES est sorti en 1991, et Latour me paraissait prometteur. Mais il me semblait ne jamais aller assez loin, et même de reculer un peu avec chaque nouveau livre. Cependant, j’y voyais un antidote à Badiou (j’avoue être fasciné par son oeuvre, mais en même temps très dissatisfait). Le nouveau livre de Latour sur les divers « régimes d’énonciation », qu’il nomme aussi des « régimes de vérité », me semble aller dans le bon sens au moins en ceci: alors que Badiou limite le nombre des « procédures de vérité » à quatre (en faisant appel à une sorte d »évidence » numérologique que son système d’ailleurs proscrit), Latour ouvre un champ beaucoup plus étendu de régimes de verité. Cette pluralité malheureusement reste encore découpée en régimes tellement hétérogènes qu’ils ne sont même pas incommensurables. (cf « THOU SHALL NOT FREEZE-FRAME »: « neither science nor religion fits even this basic picture that would put them face-to-face, or enough in relation to be deemed incommensurable »). Donc Latour propose un système hautement démarcationiste, et ce qui semble manquer c’est la « porosité » (mon mot) que Feyerabend reconnaissait à des traditions hétérogènes, et qui permettait l’intéraction et parfois l’interférence positive entre ces traditions.
D’une certaine façon la religion pour Latour a une valeur « cognitive », mais dans une acceptation inhabituelle, Latourienne, de ce mot: càd il s’agit d’une « cognitivité » qui serait performative, et non-référentielle. Feyerabend, pour sa part, argue que la religion peut avoir une valeur de cognitivité référentielle comme c’est le cas pour les sciences.
Feyerabend ne sépare pas cognitivité référentielle et performative dans son ontologie: néanmoins il les distingue au niveau conceptuel. En revanche, Latour les sépare, les assignant à la sience et à la religion respectivement, c’est en ceci qu’il est démarcationiste.
Feyerabend proteste constamment contre ce qu’il appelle les « interprétations » des
traditions non-scientifiques qui les réduisent à leur fonction psychologique, sociologique,
ou existentielle. Certes, il parle dans ce contexte surtout des traditions non-occidentales,
mais je crois que la leçon pour la religion, càd pour les visions du monde des traditions
religieuses , est la même – la religion peut avoir quelque chose à nous dire au niveau
ontologique et cosmologique. Dans SCIENCE IN A FREE SOCIETY il rejette les interprétations dés-ontologisantes, condamnant ceux qui « n’ont tenu aucun compte des implications ontologiques » des traditions non-scientifiques (SFS, p77):
Il proteste contre l’attitude ignorante et prétentieuse qui rejette « l’idée que la Genèse Hopi puisse avoir quelque chose à contribuer à la cosmologie » (SFS, 135):
Il dénonce les intellectuels qui sont prêts à « tolérer » les visions du monde des autres traditions une fois qu’elles ont été réduite par l’interprétation à des « versions tronquées », mais qui « rejetteraient ces visions dès qu’elles s’affirment de toute leur force » (SFS, p177):
Déjà dans AGAINST METHOD section 4 footnote 1 il rejette la « démythologisation » comme procédé dés-ontologisant, qui neutralise la portée cognitive des visions du monde religieuse et mythique:
« I . It is, therefore, important that the alternatives be set against each other and not
be isolated or emasculated by some form of ‘demythologization’. Unlike Tillich,
Bultnnann and their followers, we should regard the world-views of the Bible, the
Gtlgamesh epic, the Iliad, the Edda, as fully fledged alternative cosmologies which can be
used to modify, and even to replace, the ‘scientific’ cosmologies of a given period. »
Ceci est certainement très différent de ce que Latour veut dire quand il parle des différentes « conditions de félicité » qui régulent les deux régimes d’énonciation constitutifs de la science et de la religion .