Qui sont les modernes? nous demande Bruno Latour. Il a écrit un gros livre de 500 pages, ENQUÊTE SUR LES MODES D’EXISTENCE, pour y répondre. La méthode employée se veut à la fois philosophique et empirique, d’où le sous-titre une « anthropologie des Modernes« . Pour décrire la mise en application de cette méthode Latour a recours à une fiction encadrant l’enquête, dont le déroulement est racontée sous forme d’un roman conceptuel ,L’auteur imagine une enquêtrice venue d’ailleurs qui cherche à comprendre les Modernes en vivant parmi eux. Elle découvre que les Modernes ont une vie très riche non seulement socialement mais aussi ontologiquement. Ils évoluent au milieu d’une abondance d’êtres de types très différents, et chaque type comporte ses propres modalités d’expérience et exige une façon idoine d’en parler. Pourtant, les Modernes ne sont pas conscient de cette abondance et souffrent d’une description du monde (et donc d’eux-mêmes) appauvrie et réduite. La tâche de notre enquêtrice sera de fournir une meilleur description, plus ample, plus riche, et plus variée, tout en veillant à ne rien oublier d’essentiel et à ne pas choquer ou chagriner ses informateurs (càd. nous). Sa nouvelle description doit être complète et consensuelle.
Toute cette scénographie est une fiction qui a pour enjeu la possibilité même de la philosophie, aujourd’hui. Bruno Latour, comme beaucoup d’autres philosophes français des 50 dernières années, témoigne d’une grande ambivalence envers la philosophie standard. Latour s’est déclaré « philosophe » (et effectivement ses écrits fourmillent de concepts et d’influences philosophiques) mais aussi « ethnographe » (et ses études des laboratoires, des projets technologiques, de la fabrique du droit sont des enquêtes du terrain). Il ne peut pas décider s’il veut se détourner de la philosophie et faire autre chose ou s’il veut détourner la philosophie pour la faire servir d’autres finalités. Il cherche une ligne de fuite, sans savoir s’il veut sortir de la philosophie ou faire sortir la philosophie d’elle-même.
Or, Bruno Latour n’est pas le seul philosophe contemporain d’avoir ressenti cette ambivalence à l’égard de la philosophie. Alain Badiou a fait de cette ambivalence et de la volonté de détournement de la philosophie un trait caractéristique de ce qui est vivant dans la philosophie moderne:
Presque tous nos « philosophes » sont en quête d’une écriture détournée, de supports indirects, de référents obliques, pour qu’advienne au lieu présumé inhabitable de la philosophie la transition évasive d’une occupation du site (MANIFESTE DE LA PHILOSOPHIE, 8).
La philosophie moderne est hybride, mélangeant les concepts philosophiques de facture classique avec des normes et des méthodes, des inspirations et des figures, venant de pratiques très différentes. Bruno Latour, le philosophe de l’hybridité, a du mal à s’accommoder de cette hybridité portée à l’intérieur de la pensée, l’ouvrant irréversiblement sur un dehors (en bon pluralistes nous devrions dire: sur une multiplicité de dehors).
Latour accuse d’autres penseurs d’être des « philosophes » là où lui est un homme du terrain, mais c’est une marque de nostalgie pour le « bon vieux temps ». Son « terrain » aujourd’hui semble être surtout les écrits et les conférences, et il n’y a pas de honte à ça. Latour est le premier à expliquer que les fonctions cognitives d’un chercheur dans une bibliothèque et d’un enquêteur dans un village du tiers monde ne sont pas très différentes. Il n’y a pas de « bon » terrain, son « enquête sur les modernes » le prouve, nous sommes toujours sur le terrain.
Je crains un usage élitiste de la notion du « terrain », pour définir un type de penseur plus en contact avec le réel puisque plus implanté sur un « terrain » exotique, du moins comparé aux promenades livresque du philosophe. Bruno Latour nous a enseigné à nous méfier de cet empirisme du concept fondé sur une grande bifurcation (en ce cas entre bibliothèque et terrain, théorie et pratique, pensée et vie, etc.). Il n’y a pas d’aristocratie du terrain.
Certains des « chargés d’affaires » au colloque final du projet AIME ont accusé Latour d’être resté encore philosophe, au nom de leur implantation sur un terrain supposé en rupture avec la philosophie. Mon argument conclut qu’ils ont raison de dire que Latour est un philosophe, mais qu’ils ont tort de supposer que c’est une objection à son entreprise.
Vieille rhétorique du dévoilement néanmoins. On pourrait en effet ajouter la part de mise en scène personnelle de celui qui serait capable de voir ce que les autres ne voient pas.
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