Je lis les livres de Jean-Clet Martin depuis vingt-quatre ans, avec un sentiment d’affinité pour son œuvre qui déborde le simple partage des influences et des références qui nous marquent comme appartenant à la même génération de pensée. Cette grande génération nous a donné les grands penseurs pluralistes de la deuxième moitié du vingtième siècle: Deleuze, Foucault, Lyotard, Derrida et Nancy. Cette affinité dépasse aussi l’enthousiasme commun pour l’Idée pluraliste qui anime ses penseurs, de façon différente pour chacun.
Certes, depuis la publication de son premier livre La Philosophie de Gilles Deleuze, J-C Martin poursuit son chemin de pensée en rapport étroit avec la constellation pluraliste de la philosophie. Cependant, il ne s’adonne pas à un éclectisme superficiel, mélangeant avec insouciance (voire avec inconscience) des problématiques en apparence similaires mais qui restent au fond incommensurables.
Malgré leurs œuvres éblouissantes et l’inspiration qu’elles transmettent, malgré leur appel à penser en dehors des catégories rigides habituelles de la doxa, ces penseurs pluralistes se sont avérés peu doués pour le dialogue. De surcroît, leur rapport avec la tradition philosophique a été singulièrement partisan.
Le résultat de cet aveuglement réciproque et rétroactif a été un effet de stérilisation identitaire. On est deleuzien, ou derridien, etc., ou on est perdu entre les deux, ou on édifie sa propre pensée pluraliste partisane sur le modèle de ces anciens (Badiou, Laruelle, Latour).
Le propre d’une pensée trans-pluraliste c’est de procéder comme si les écoles de pensée, les dogmes partisans et les considérations partiales n’avait pas cours. On essaie de lire les systèmes épistémologiques et ontologiques pluralistes de façon non-systématique, d’en faire une lecture heuristique.
Nos penseurs pluralistes ont prôné cette façon de lire et de penser, mais ils ont eu du mal à la pratiquer jusqu’au bout. Les disciples ont eu tendance à regarder leur doigt (c’est à dire leur système) et non pas la lune (leur logique sous-jacente). D’autres, comme Jean-Clet Martin (mais on peut penser aussi à Bernard Stiegler, ou Aurélien Barrau) ont pu sentir et pratiquer cette logique sans la thématiser explicitement.
J’ai eu un coup de cœur pour le nouveau livre de Jean-Clet Martin LOGIQUE DE LA SCIENCE FICTION, parce qu’il franchit une nouvelle étape dans l’élaboration de cette logique trans-pluraliste. C’est en ce sens qu’on peut considérer que c’est peut-être son livre le plus « abouti ». Non pas au sens d’être arrivé au bout de la Logique, càd au Savoir Absolu (versant moniste) mais au sens de toucher à la logique qu’on cherche par un bout absolu (versant pluraliste).
Les penseurs pluralistes ont été tellement assimilés qu’ils sont présents à tout moment, qu’ils soient cités explicitement ou non. « Hegel » est au premier plan, mais c’est un Hegel dé-centré, pluralisé, complexifié.
En effet, la boucle de rétro-action que Jean-Clet Martin esquisse entre Hegel et la science fiction est précédée par une autre boucle, celle entre Hegel et les pluralistes. Deleuze, on le sait, a eu du mépris pour la dialectique hégélienne, mais grâce à Jean-Clet Martin on sait aussi que le « Hegel » de Deleuze est un personnage conceptuel provisoire, partial et factice, l’artéfact d’une lecture trop systématique et exclusif.
Dans son livre sur la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Une intrigue criminelle de la philosophie, Jean-Clet Martin nous propose une lecture heuristique de Hegel, qui met l’accent sur le mouvement des concepts plutôt que sur la doctrine. Cette fluidification de la pensée hégélienne va de pair avec une pluralisation, qui est rendue plus explicite dans le livre suivant, Plurivers.
Il restait à faire sortir cette logique des univers conceptuels philosophiques vers d’autres types d’univers et vers d’autres figurations (car les concepts sont aussi des figurations). Il fallait dégager la logique étrange qui traverse la philosophie et le mettre en rapport avec « l’étrangement » qui définit le genre de la science fiction.
Par rétroaction, on est en mesure maintenant de voir que cette lecture heuristique, non-systématique, de la philosophie était à l’œuvre dés le début, dans son premier livre, sur la philosophie de Deleuze. La boucle est bouclée, comme on dit, et une nouvelle spirale peut commencer.
LOGIQUE DE LA SCIENCE FICTION est une œuvre aboutie mais inachevée. Il ne peut pas y avoir un bout final dans une pensée spiralaire.