Live-blogging la lecture du « nouveau » livre de Michel Foucault
PARADOXE DE (LA MORT DE) L’AUTEUR
La publication aujourd’hui, « maintenant » en mai 2023, d’un manuscrit écrit en 1966 est une entreprise paradoxale, surtout lorsque le livre est de Michel Foucault, qui proclamait à la fois la « mort de l’auteur » et affirmait son autorité auctoriale en interdisant toute publication « posthume ».
Après la publication posthume de CONFESSIONS DE LA CHAIR, nous avons maintenant le plaisir de pouvoir lire une nouvelle publication, d’un manuscrit inédit et pratiquement achevé de Michel Foucault, ce qui constitue une contribution majeure à la publication progressive des parerga et paralipomena de Foucault.
PARADOX DU « MAINTENANT »
Un livre « nouveau », âgé de 57 ans – c’est un paradoxe. Le livre lui-même réfléchit sur le « paradoxe du maintenant » et doit être lu à la lumière de cette réflexion. Comme de nombreux travaux interrogeant les limites de l’actualité de la pensée, nous courons le danger de nous perdre dans les labyrinthes de l’auto-réflexion. C’est ce que nous sommes invités à faire en lisant ce livre, nous perdre, nous égarer dans l’espace. L’espace conceptuel (au sens que Deleuze et Guattari donne au concept dans QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ?) est autoréférentiel. Si vous n’êtes pas « perdu », vous ne comprenez pas.
Les premiers mots de DISCOURS PHILOSOPHIQUE font référence au « maintenant » :
« Depuis quelques temps déjà ».
Foucault ne commence pas son livre par un geste fondateur, un point absolu de rupture, mais il s’inscrit dans un devenir en cours, qui sépare constamment le passé (des archives) du présent (des mutations). Il continuera à diviser ce « maintenant » (plus proche de la fission de l’atome que du coupage des cheveux en quatre) dans le reste de l’argumentation du livre.. Donc pour le moment, nous ne savons pas dans quel « maintenant » Foucault situe son livre.
Cette division du maintenant commence déjà dans la deuxième partie de la phrase:
« Depuis quelque temps déjà – est-ce depuis Nietzsche ? plus récemment encore ? »
Note : Foucault, dans cette première phrase, utilise l’une des nombreuses façons de se référer au « maintenant ». Il n’utilise pas le mot « maintenant », qu’il analysera plus tard en détail, mais un mode d’expression plus complexe connotant la continuité plutôt qu’un simple « point » dans le temps.
« Déjà » ici est utilisé en conjonction avec « depuis » et un verbe au présent parfait, donc le sens est d’une durée indéfinie jusqu’au présent inclus. Il s’agit d’un cas d’aspect parfait. Foucault poursuit dans le chapitre 2 en analysant les différentes emplois de « maintenant » dans les différents modes de discours (scientifique, littéraire, philosophique, ordinaire), s’appuyant sur les analyses de Jakobson et Benveniste.
Foucault construit une grammaire énonciative des différents types de discours, mais malheureusement il n’incorpore pas dans son analyse une considération explicite de l’aspect perfectif (un mode qui a des utilisations philosophiquement importantes dans le discours de Foucault lui-même).
Pour Foucault, la périodisation de ce « maintenant » est peu claire, et pour situer sa différence il est obligé de remonter aux Grecs anciens, et encore plus loin, en se référant aux « arts millénaires », ce qui renvoient aux chamans, remontant même avant les Égyptiens, avant de revenir à aujourd’hui.
PARADOXE DE LA PHILOSOPHIE : contre les essences
Dans LE DISCOURS PHILOSOPHIQUE, Foucault pose explicitement la question « qu’est-ce que la philosophie? » et y répond de manière provisoire. Pour ma part, je vais tenter de produire une lecture « naïve » ou non universitaire du livre. Un bon livre compagnon à garder à l’esprit est QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE? de Deleuze et Guattari, qui traite des problèmes similaires.
QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE? a été publié en 1991 (il y a 32 ans) et le livre fait explicitement référence aux idées de Foucault des années 1960, sans citer LE DISCOURS PHILOSOPHIQUE, encore inédit à l’époque. La comparaison des deux œuvres peut nous donner nous donner une aide précieuse pour saisir de la problématique de Foucault.
Foucault avait 40 ans lorsqu’il a rédigé son livre, Deleuze et Guattari avaient la soixantaine lorsqu’ils ont publié le leur.
Pour nous, le « nouveau » livre de Foucault, tout comme celui de Deleuze et Guattari (hélas !), appartient à l’époque précédente et à son archive. Ou plutôt, ils appartiennent au sous-ensemble de l’archive indiqué par Deleuze et Guattari contenant la « bibliographie » de la question:
« Peut-être ne peut-on poser la question Qu’est-ce que la philosophie? que tard, quand vient la vieillesse, et l’heure de parler concrètement. En fait, la bibliographie est très mince. »
Bien sûr, la « question » Qu’est-ce que la philosophie? est une plaisanterie, c’est un paradoxe. « Qu’est-ce que X ? » semble chercher une essence, alors que Deleuze et Guattari, tout comme Foucault, rejetaient l’essentialisme au profit d’une approche casuistique – il n’y a pas de question et réponse générale, mais seulement un ensemble ouvert de cas et de circonstances.
Nous verrons comment Foucault traite cette distinction entre « la voie royale de la philosophie » et la voie mineure d’une non-philosophie qui serait co-originelle avec cette image royale de la pensée dans le deuxième paragraphe.
PARADOXE DE L’ÂGE : senex vs puer
Nous avons vu que l’incipit de QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE? comporte un paradoxe et nous renvoie aux cas concrets:
« Peut-être ne peut-on poser la question Qu’est-ce que la philosophie? que tard, quand vient la vieillesse, et l’heure de parler concrètement. En fait, la bibliographie est très mince. »
On peut voir dans ce texte de Deleuze et Guattari leur manière à eux de déployer la distinction senex/puer : le puer fait, le senex réfléchit.
Comme le souligne James Hillman, cette distinction ne doit pas être entendu litéralement, de manière chronologique. Senex et puer sont des personnages conceptuels exprimant des phases ou des moments qui traversent toute la vie. Ainsi, nous ne pouvons pas opposer facilement le vieux et le jeune.
Je suppose que l’on peut qualifier le Foucault qui écrit LE DISCOURS PHILOSOPHIQUE, comme étant d’âge moyen, ni jeune ni vieux, au milieu de la vie.
Le mot clé n’est pas « l’âge », mais « le milieu », entre-deux, là où les choses poussent (selon Deleuze et Guattari). Foucault se trouve au milieu, entre les livres d’action culminant avec LES MOTS ET LES CHOSES et le livre de réflexion L’ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR. Le milieu est l’endroit où les choses poussent, où les événement se passe, où le nouveau émerge. Aucun âge requis.
PARADOXE DE L’AUTO-DIAGNOSTIC : une entreprise risquée
La bibliographie de la question « qu’est-ce que la philosophie? » a depuis lors grandi, et nous avons de nombreux nouveaux ouvrages à ajouter, des livres par Badiou, Lyotard, Laruelle, Latour, Stiegler, etc. Mon blog est consacré à la discussion de ces œuvres, et je peux dire en toute vérité que je me suis posé la question toute ma vie.
Je lirai donc Foucault comme il ne pouvait pas se lire lui-même, à la lumière de tous ces autres travaux, essayant de lui donner une actualité différente de celle qu’il prétendait ne pas connaître, mais seulement diagnostiquer, et ainsi se diagnostiquer lui-même avec elle.
PARADOXE DE LA DIVINATION : la philosophie est (aussi) une non-philosophie
Foucault commence sous le signe de Nietzsche (mais c’est déjà un signe interrogatif) :
« Depuis quelque temps déjà – est-ce depuis Nietzsche? plus récemment encore? –, la philosophie a reçu en partage une tâche qui lui n’était jusqu’ici point familière: celle de diagnostiquer ».
Ceci est la première phrase du livre, et nous pouvons déjà y deviner beaucoup. Il affirmera ensuite que le philosophe a toujours été tant soit peu « voyant » ou « devin ». C’est ainsi, en étant nous-mêmes devins, que nous pouvons lire Foucault philosophiquement.
En d’autres termes: pour lire philosophiquement, il faut aussi lire non-philosophiquement.
Il y a la philosophie en tant que modèle de pensée, ce que Foucault appelle, dans le paragraphe suivant, la « voie royale », pour la caractériser en termes de sa volonté de fonder ou d’achever la connaissance, d’énoncer l’être ou l’homme » (deuxième paragraphe).
Il y a aussi la philosophie en tant qu’art divinatoire, pratique médicale, tâche exégétique. La philosophie en tant que diagnostic par opposition à la philosophie en tant que fondement. « La » philosophie a été les deux activités, depuis le début: fonder et totaliser, et deviner et diagnostiquer. A la fois systématique et casuistique, philosophie et non-philosophie.
PARADOXE DU « NIETZSCHÉISME »: diagnostic sans mal et sans remède
Nous pouvons donc deviner que la référence foucaldienne à Friedrich Nietzsche devra être élargie et complexifiée, et que le concept de « diagnostic » devra être déconstruit, en le libérant du modèle médical qui le lie à la découverte d’une maladie et à la proposition d’un remède.
Ce manuscrit a été écrit en 1966, l’année de publication des Écrits de Jacques Lacan. La psychanalyse des années 50 et 60 s’était affranchie du modèle médical du diagnostic et du traitement, ainsi que du fantasme médical d’une « guérison » entendu comme un retour à la normale.
Dans ce contexte, Foucault affirme la priorité généalogique de Nietzsche dans la déconstruction du modèle médical tout en validant la communalité d’une cause partagée. Foucault ne mentionne pas la psychanalyse, il est déjà trop déterritorialisé pour cela, mais cette cause commune consistant à nous libérer de l’image médicale de la pensée est un exemple de ce que Foucault appellera un peu plus tard, au début du chapitre 2, « l’isochronie » par opposition à la synchronie.
PARADOXE DU MOMENT (PARTAGÉ): isochronie vs synchronie
L’œuvre de Foucault se déroule sur une grande partie de la même période que celle de Lacan, et chacun a une place importante dans la culture commune contemporaine. De ce point de vue, les deux œuvres sont synchrones.
Cependant, « l’isochronie » concerne un autre aspect du discours philosophique, « le « moment » même où elle se déploie » (Le Discours Philosophique, page 22). Cette déconstruction de l’image médicale de la pensée, partagée par de nombreux autres (comme Ivan Illich, James Hillman), est ce qui unit Foucault et Lacan dans une cause commune de l’époque. C’est en tant que tels qu’ils sont « isochrones ».
Quelque chose est en train de changer dans la culture commune, une mutation se prépare, sans quoi les penseurs contemporains ne pourraient pas penser ce qu’ils pensent, et Lacan et Foucault en font partie. La relation de l’homme ordinaire à l’inconscient, au corps, à la médecine et à la philosophie change, et le modèle médical, dans sa forme traditionnelle, se dissout.
PARADOXE DE LA PROPHÉTIE: le « maintenant » est à venir
Foucault commence son manuscrit ici, en anticipant implicitement, « déjà » – dans le présent, les devenirs émergent de mai 68. Il commence donc par nouer la question « qu’est-ce que la philosophie? » à une question peut-être plus large « qu’est-ce que le diagnostic? ».
La tâche de la philosophie serait de diagnostiquer dans le présent ce qui désormais appartient au passé, et ce qui déjà participe à l’avenir. C’est ce que Foucault appelle à la fin du deuxième paragraphe la tâche de « prophétiser l’instant ».