Pluralisme contemporain: listes vs rencontres (Laruelle, Stiegler, Latour)

Ceci est une réponse à un article de Jean-Clet Martin publié sur son blog Strass de la Philosophie concernant le manque de listes proprement philosophiques, et non simplement journalistiques, de philosophes contemporains. Il y voit non simplement le signe extérieur du fait qu’un philosophe lise très peu ses contemporains mais aussi l’inactualité du travail philosophique, dont les inspirations sont constituées de rencontres singulières réfractaires à la visée d’objectivité et de généralité inhérente à la notion d’une telle liste.

Ce qui me désole dans ce constat, que je tiens pour globalement avéré, est le cas des penseurs pluralistes. Je suis devenu pluraliste en 1972 à la lecture de la première version de l’essai de Paul Feyerabend AGAINST METHOD, qui est devenu un livre quelques années plus tard. Puisque mon département de philosophie (à l’université de Sydney) était dominé par des althussériens et des lacaniens mes études philosophiques étaient bien solitaires. Lorsque j’ai découvert quelques traductions de Deleuze, Lyotard, Serres, j’ai appris le français tout seul pour les lire, et par la suite, en 1980, je suis venu en France pour assister aux séminaires de ces trois penseurs. La richesse et la beauté de leurs pensées m’ont ébloui et je n’ai jamais regretté mon choix de prendre la nationalité française et de m’établir ici.

Néanmoins, j’ai été déçu par l’écart entre une rhétorique valorisant la multiplicité, la transversalité, le dépassement des oppositions binaires et des démarcations sommaires d’un côté, et de l’autre côté la persistence des pratiques d’inféodation et d’exclusion, des écoles de pensée et des coteries consensuelles. Il fallait être derridéen ou foucauldien ou deleuzien etc, dans la pratique de cette disjonction exclusive qui avait été réfutée par la théorie. Je m’étonnais de voir, non plus comme en Australie le rejet du pluralisme, mais la pratique de ce que j’ai appelé un pluralisme moniste, dont Alain Badiou est un génial exemple aujourd’hui.

Deleuze semble constituer une exception partielle à cette règle. Il citait régulièrement Michel Serres dans ces cours,et il a consacré deux ans de cours et un livre à l’oeuvre de Michel Foucault, qui figurait comme référence récurrente dans ses cours et ses livres. Il a même cité DISCOURS, FIGURE de Lyotard, mais à ma connaissance n’a fait aucune allusion à ses textes postérieurs. Il a aussi cité François Châtelet et y a consacré un petit livre. Ainsi, Deleuze a pu faire coïncider localement la pratique des listes et la passibilité aux rencontres singulières.

Une anecdote amusante illustrant ce manque de communication me vient à l’esprit , datant de l’époque où j’assistais aux cours de Deleuze consacrés au cinéma le mardi et le samedi aux cours de Serres consacrés à la théorie des multiplicités (chantier pour les livres ROME et GENÈSE). Le samedi j’entendais une interprétation du différend entre Bergson et Einstein favorable au point de vue d’Einstein, le mardi j’entendais une interprétation discordante justifiant les prises de position de Bergson au nom de la théorie des…multiplicités.

Une deuxième anecdote, plus pénible pour moi: Je discutais de la relation entre les pratiques « spirituelles » et la philosophie pluraliste contemporaine avec Lyotard. Je parlais du rapport entre le bouddhisme et la cosmologie homérique décrite par Feyerabend. Lyotard trouvait la comparaison juste et intéressant du point de vue de la relativisation du moi unifié et de la dissolution des fondements qu’on traversait. Lyotard déclare « J’adore Feyerabend », et ajoute que justement tout ce qu’il disait à l’époque sur les hassidim (par exemple dans AU JUSTE) allait dans le même sens, et que « les hassidim sont peut-être les bouddhistes de l’Occident ». Ensuite j’ai essayé de faire un rapprochement avec le corps sans organes chez Deleuze et Lyotard a rejeté le concept, déclarant que c’était « métaphysique », donnant » trop de place au signifié ».

Cependant, c’est Lyotard qui plus tard, dans un texte repris dans TOMBEAU DE L’INTELLECTUEL, a donné une très belle liste regroupant Deleuze, Foucault, Derrida, Serres et lui-même comme penseurs de l’incommensurabilité. Ceci pour faire front contre le primat donné au consensus dans la philosophie allemande influencé par Habermas. Cette pression vers un consensus, et donc vers un monisme, comme norme de la pensée continue aujourd’hui. En France je trouve qu’il y a des penseurs qui nous permettent de lutter contre cette pression moniste: François Laruelle, Bernard Stiegler, et Bruno Latour. Ceci est ma petite liste, et je voudrais faire « interagir » les pensées de ces trois penseurs, qui appartiennent certes à ma carte personnelles de rencontres singulières, mais qui ont aussi une portée beaucoup plus grande.

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2 commentaires pour Pluralisme contemporain: listes vs rencontres (Laruelle, Stiegler, Latour)

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