BADIOU, DELEUZE, ET LA NÉGATIVITÉ: épistémologique ou ontologique?

Deleuze affirme paradoxalement le principe que la déterritorialisation vient en premier, en affirmation. C’est un maxime fondamental de son système. C’est aussi le principe de la critique deleuzienne d’un certain Foucault, celui des pouvoirs et des résistances. Deleuze remarque qu’il faut pouvoir concevoir une « résistance » qui vient en premier, sinon on serait coincé dans une pensée de type réactif animé par la négation: « le dernier mot du pouvoir, c’est que la résistance est première » (FOUCAULT, 95).

On pourrait objecter alors que le vocable « déterritorialisation » est mal choisi, puisque il porte la marque de la négation dans son préfixe « dé ». Mais en ce cas la même objection pourrait s’opposer au vocable « infini », chez Deleuze et chez Badiou. Dans les deux cas, on cherche à parler d’un phénomène intrinsèquement affirmatif par le biais d’expressions qui linguistiquement ont une forme négative. Cependant, on doit se garder de jugements abrupts d’incohérence. La grammaire conceptuelle n’est pas toujours la décalque fidèle de la grammaire verbale.

La grammaire verbale de surface accorde le primat au fini, d’où la nécessité de lutter contre la grammaire comme opérateur de finitude. La déterritorialisation a deux aspects. Vue par sa face négative, elle coïncide avec la résistance à l’hégémonie des strates et des  segments. Vue par sa face positive (qui est plus fondamentale, selon Deleuze) elle est une distribution immanente de mouvements, d’affects, d’intensités, et de singularités.

On voit qu’une définition conceptuellement affirmative peut comporter cependant une négation au niveau linguistique. C’est pour des cas comme ceci que je propose que les objections d’incohérence chez Badiou ou Deleuze basées sur des arguments linguistiques sont en fin de compte très faibles, puisque la grammaire de surface n’est pas un décalque fidèle de la grammaire conceptuelle. Certes, des termes clés chez Badiou et Deleuze ont une forme linguistique négative (in-fini, ab-solu) mais cela ne constitue pas une objection recevable contre la nature affirmative des concepts.

Je voudrais proposer quelques notes pour prolonger la beauté de cette discussion du rôle de la négation par rapport aux infinis de puissance affirmative immanente en examinant de plus près la dialectique de la définition et de la preuve.

Je prendrai le cas de l’infini de résistance à la partition, ou cardinal compact, que Badiou classe parmi les infinis par voie d’accès négatif, même si son coefficient de négativité est moindre que celui de l’infini par voie d’inaccessibilité. On a vu que pour Deleuze ce type d’infini par résistance se maintient à la lisière entre la réaction et la consistance.

En termes badiousiens, la déterritorialisation comme résistance première correspond à cette notion d’infini compact, qui est caractérisé par sa « résistance » à toute division. Une autre caractérisation deleuzienne la définit comme relevant d’un « dehors plus lointain que toute forme d’extériorité », ce qui la rapproche aux infinis inaccessibles.

Nous avons vu que Deleuze dispose d’une définition affirmative de l’infini constituant un plan d’immanence qui est aussi un plan composé de consistances entre éléments positifs (devenirs, affects, intensités, singularités). Dans ce contexte Deleuze affirme que le mot foucaldien de « dispersion » et le mot derridien de « dissémination » équivalent à son terme « multiplicité ». Cependant, on constate chez Deleuze, malgré son rejet d’une hégémonie de la négativité, un recours fréquent et systématique à des formulations négatives.

On remarque un flottement similaire dans la caractérisation des infinis par résistance à la division. En effet, la définition du cardinal « compact » est formulée en termes positives, mais la preuve du théorème « tout cardinal compact est inaccessible » nous fait passer par un lemme négatif et deux sous-parties qui procèdent par reductio ad absurdum. Donc, on « paie » le positif du concept (en ce cas dans la définition) avec une négativité qui surgit ailleurs (en ce cas dans la preuve).

Badiou souligne qu’il y a un lien intrinsèque entre le réel et la négativité, puisque le réel est l’impossible. Il souligne de surcroît que ce lien réel/impossible/négation se retrouve spécifiquement dans les mathématiques de l’infini.

Il est intéressant d’explorer pourquoi dans ce cas assez typique dans le raisonnement sur les infinis le passage par le négatif dans la preuve n’ôte rien au caractère affirmatif de la propriété considérée.

Nous avons vu que la négation linguistique présente en grammaire de surface ne reflète pas la positivité sous-jacente en grammaire logique de fond. Ceci nous amène à envisager plusieurs explications:

1) On pourrait penser que ce passage par le négatif n’est pas nécessaire mais facultatif, ce serait une simple option méthodologique, par commodité de preuve ou par économie de moyens intellectuels.

Mais dans certains cas il est un passage obligé, appartenant essentiellement au contexte de justification, et non seulement contingentement au contexte de la découverte.

2) Pour expliquer ce phénomène méthodologique du négatif comme passage obligé, on pourrait arguer que la négation est seulement épistémologique, et qu’elle n’ôte rien à la positivité ontologique.

3) On pourrait poser que la négation n’est pas un simple reflet des conditions de notre accès à l’être (thèse finalement corrélationniste), mais appartient à la constitution de l’être.  Badiou lui-même de par sa reprise de l’idée lacanienne du réel comme impossible semble accréditer cette thèse plus forte, que la négation en jeu ici est ontologique.

Badiou semble hésiter entre la thèse épistémologique et la thèse ontologique.

Parfois il penche pour la thèse, épistémologique, d’un lien extérieur mais nécessaire entre la négation et le réel:

« Des épistémologues comme Bachelard, et Lacan lui-même, ont pu soutenir que la vérité se présente toujours dans une structure de fiction, ou que la vérité se présente dans la guise de l’erreur. C’est le faux qui est votre guide vers le réel, réel qui sera un point impossible à tenir, un point qui vous sera infligé pour vous faire reculer vers l’admission forcée de la vérité de p ».

Même ici, il y a un « point » ontologique qui fonde le lien. On retrouve ici le « sinon que » (encore le passage par une formulation négative) du maxime badiousien: « Il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités ».

Parfois Badiou penche pour la thèse ontologique, d’un lien intérieur entre les deux:

« Ce qui amène à conclure qu’il y a en définitive un lien intérieur important entre l’impossible, c’est-à-dire le réel, et la négation. »

 

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