BADIOU, DELEUZE, ET LES ACCÈS À L’INFINI

Dans le billet précédent j’ai énuméré trois hypothèses appartenant au noyau heuristique du programme de recherche badiousien tel qu’il se parachève (provisoirement) dans son livre « L’immanence des vérités ». La troisième hypothèse, celle du recouvrement comme mode opératoire de l’idéologie contemporaine, est reliée à une quatrième hypothèse, plus technique, qui passe par une redéfinition décisive des termes « fini » et « infini ».

Selon une approche proposée par Kurt Gödel, le fini au sens quantitatif (sens statique) n’est qu’une petite partie du fini au sens de constructible (sens dynamique). Un multiple peut très bien être infini au sens de comportant un très grand nombre d’éléments, mais fini au sens de Gödel, puisque constructible par des procédés déjà disponibles dans son ordre de référence.

Grâce à cette approche, Badiou est en mesure de proposer trois hypothèses supplémentaires:

(4) L’idéologie contemporaine recouvre l’infini neuf possible avec des parties finies, constructibles définissables en termes de prédicats tirés de la langue dominante. Ce mode opératoire par recouvrement est soutenu par une vision, en fait par une Idée qui clôture notre univers, qui stipule que seul le fini existe.

(5) La finitude contemporaine présuppose l’omniprésence de la constructibilité. Certes, les infinis quantitativement « grands » (au sens statique) peuvent exister, mais ils sont écrasés par les constructions du recouvrement, et ainsi rendus finis (au sens dynamique) puisque définissables.

D’où la nécessité d’une sixième hypothèse, selon Badiou:

(6) L’oppression nous enferme dans le fini constructible, donc la liberté doit assumer que l’infini non-constructible existe.

On peut rapprocher l’analytique de la finitude chez Alain Badiou à la notion de « réalisme capitaliste » de Mark Fisher. Badiou analyse bien ce type d’idéologie cynique par le biais de son concept de « matérialisme démocratique ». Ce concept désigne la forme générale de l’idéologie qui régente notre société, pour laquelle il n’y a que des corps et des langages.

Ce que je trouve intéressant dans le projet badiousien de « L’immanence des vérités » c’est qu’il pousse cette analyse beaucoup plus loin que la phénoménologie basique que Fisher propose. D’abord Badiou détaille six opérateurs de la finitude (l’identité, la répétition, le Mal, la nécessité, Dieu, et la mort). Ensuite il analyse la forme moderne de la finitude en termes d’un concept tiré des mathématiques, celui du recouvrement et de ses échappées possibles.

Sur la question de l’omniprésence du recouvrement et de sa possible défaite Badiou bute sur un point crucial: pour trouver ces échappées on doit pouvoir affirmer l’existence et le primat de l’infini non-constructible.

En cela Badiou rejoint Deleuze, qui pose que la « déterritorialisation » vient en premier. S’il n’y a pas une déterritorialisation absolue on est condamné au mieux au relativisme des assemblages des corps et des langages de la déterritorialisation relative, et donc à la résistance (concept réactif, négatif et relatif) au lieu de pouvoir accéder à la création (concept affirmatif et « absolu »).

Il existe donc un absolu chez Deleuze, et il doit être posé en premier comme puissance affirmative non-constructible et non-prouvable. Le nom deleuzien de cet absolu c’est le dehors.

Le principe que la déterritorialisation vient en premier, en affirmation absolue sous-tend la critique deleuzienne d’un certain Foucault, le penseur des pouvoirs et des résistances. Deleuze insiste qu’il faut pouvoir concevoir une « résistance » qui vient en premier, sinon on serait coincé dans une pensée de type réactif animé par la négation.

On pourrait objecter alors que le vocable « déterritorialisation » est mal choisi, puisque il porte la marque de la négation dans son préfixe « dé ». Mais en ce cas la même objection pourrait s’opposer au vocable « infini ». La grammaire conceptuelle n’est pas toujours la décalque fidèle de la grammaire verbale.

Badiou et Deleuze veulent résister à la finitude, et pour accomplir ce but chacun déploie une inventivité conceptuelle impressionnante. Au niveau du concept, Deleuze affirme la priorité d’un dehors absolu, alors que Badiou affirme que le fini n’est que le « déchet » de l’infini. Malheureusement la grammaire verbale trahit ce renversement de perspective, car elle prioritise le fini, d’où la nécessité de lutter constamment contre la grammaire comme opérateur de finitude.

La déterritorialisation vue par sa face négative est une résistance à l’enfermement dans les stratifications et les segmentations. Vue par sa face positive, elle est une distribution de mouvements, d’affects, d’intensités, et de singularités.

Il est peut-être utile d’ébaucher une comparaison avec les quatre accès à l’infini décrit par Badiou dans son projet autour de l’immanence des vérités. Badiou distingue deux formes d’accès négatives (inaccessibilité, résistance à la division),  et deux accès positifs (puissance immanente des grandes parties, proximité à l’absolu).

En termes badiousiens, la caractérisation deleuzienne de l’absolu comme relevant d’un « dehors plus lointain que toute forme d’extériorité », pourrait être rapprochée aux infinis inaccessibles. Selon Badiou ceci constitue une détermination négative de l’accès à l’infini (« in-accessible »). La déterritorialisation comme résistance première correspond à l’infini compact, qui est caractérisé par sa « résistance » à toute partition. Cette détermination est négative aussi, mais un peu moins, puisque la « résistance » pointe un aspect intrinsèque de l’infini.

On voit déjà que contrairement à Badiou, Deleuze n’est pas un adepte de la théories des ensembles, préférant une approche qualitatif à l’infini. Malgré cette différence, il y a des points de convergence importants entre les deux projets théoriques.

Deleuze affirme que le terme foucaldien de « dispersion » (tout comme le terme derridien de « dissémination ») équivaut à son terme de « distribution ». Tous nomment la multiplicité prise comme puissance affirmative malgré la morphologie comportant le préfixe négatif « dis-« .

C’est ici qu’on commence à apercevoir les limites de l’approche deleuzienne comparée à la caractérisation positive plus riche que permet la théorie mathématique des infinis que mobilise Badiou. Deleuze propose sa propre caractérisation positive du dehors en tant que « plan d’immanence » en termes non-ensemblistes: c’est une distribution nomade de mouvements, de devenirs, d’affects, d’intensités, et de singularités. Les deux penseurs ont chacun un concept de l’infini par puissance affirmative immanente. Néanmoins la divergence ici, entre voie ensembliste (Badiou) et voie non-ensembliste (Deleuze) est au maximum.

Un quatrième accès à l’infini décrit selon Badiou comporte un processus d’infinitisation ou d’approche à l’absolu. On pourrait comparer ceci au processus de déterritorialisation deleuzienne qui nous rapproche de plus en plus à « l’horizon absolu ».

Il ne sert à rien de vouloir faire « gagner » Badiou contre Deleuze à tout prix ou vice versa. Malgré les différences énormes qui existent entre les deux systèmes je pense qu’il est intéressant de chercher à créer des hypothèses de traduction ou de concordance entre les deux.

Note: je remercie beaucoup François Nicolas pour une conversation qui m’a aidé à clarifier mes idées.

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